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Discours de Pierre Gillon, président, énoncé lors de la cérémonie officielle du Centenaire le 15 mai 2022

C'est avec émotion que j'ouvre ce discours, ces discours, qui marquent notre premier Centenaire.

Cette célébration était l'occasion d'écrire l'histoire, notre Histoire, nourrie par de nombreuses archives que nous avons conservées. Une histoire que vous découvrirez à travers le livre du Centenaire, et cette exposition qui la résume.

Une histoire qui témoigne de nos nombreux combats, difficiles pour sauver quelques morceaux de notre patrimoine, menacé par une urbanisation longtemps caractérisée par une absence totale d'état d’âme vis-à-vis des souvenirs du passé.

Lorsque je suis arrivé au « Vieux Saint-Maur », c'est ainsi que l'on appelait et qu'on appelle toujours notre Société d'histoire et d'archéologie, il y a 53 ans, je n'imaginais pas que notre action pourrait avoir une histoire, et même devenir de l'Histoire. Locale bien entendue, mais tellement significative de la vie et de l'évolution de bon nombre de Sociétés d'histoire locale et de sauvegarde du patrimoine. Notre histoire a été marquée par deux fois par notre implication malheureuse dans la vie politique locale, je vais y revenir.

Notre Société est née au printemps 1922. Mais nos deux fondateurs, Émile Galtier et Henri Pouvereau, se connaissaient déjà depuis 10 ans, et collaboraient au sein de la « Société nationale d'histoire locale à l'école », fondée en application d'une circulaire ministérielle préconisant l'enseignement de l'histoire locale afin de « stimuler l'amour du sol natal, lequel mène au patriotisme ». L'un et l'autre avaient publié, presque en même temps, L'histoire de Saint-Maur-des-Fossés et La monographie scolaire de Saint-Maur.

Début 1922, Galtier, fraichement élu dans une municipalité de coalition, obtient du Maire Auguste Marin, la création d'une Commission du « Vieux Saint-Maur », à l'imitation de la Commission du « Vieux Paris », fondée 30 ans plus tôt, qui fait déjà l'admiration, et à qui l'on doit que Paris soit toujours Paris, avec ses monuments et ses vieux Hôtels.

Deux mois après, c'est le Conseil Municipal lui-même, qui décide que la Commission du « Vieux Saint-Maur » se transformera en association pour assurer son indépendance, toujours dans l'esprit de la Commission du « Vieux Paris ». Nous sommes donc une association issue d'une volonté de la municipalité d'Auguste Marin.

Émile Galtier s'entoure des notables de la ville, dont aucun n'est historien. Il en fait un peu ce qu'il veut. Cette association, pourtant bien modeste, créée le premier musée. Elle attire et intègre les rares érudits des communes alentour. Elle est la « Société historique et archéologique de Saint-Maur-des-Fossés et de ses environs », car notre ville est longtemps la seule urbanisée autour d'elle. Sur la rive gauche de la Marne, il n'y a que des villages : Champigny, Villiers, Chennevières, Ormesson, Sucy, Bonneuil, Créteil.

Après 20 ans de cette Société de notables, Henri Pouvereau succède à Galtier pour une autre série de 20 années. Il en fait une société de professeurs. Douze professeurs dans le Comité. Et le bulletin s'étoffe avec une orientation plus littéraire qu'historique. Normal, Pouvereau est professeur de lettres.

C'est aussi l'époque où les reconstructions de l'après-guerre, et l'adaptation des villes au tout automobile, voit démolir un peu partout, les rues anciennes, les vieilles pierres, les souvenirs du passé. Tout ce que l'on appellera « patrimoine » un peu plus tard. Notre association, peu habituée à se battre contre des administrations étatisées, toutes puissantes et très anonymes, doit se faire violence pour tenter de sauver quelques morceaux du vieux Joinville ou du vieux Saint-Maur.

Le plus long combat, le plus désespérant, a été celui pour sauver l'Hôtel du Petit Bourbon, avenue Mahieu, construit par le richissime trésorier de l'extraordinaire des guerres de Louis XIV, et récupéré ensuite par la princesse de Condé. Ses décors intérieurs avaient été d'un luxe inouï. Et Saint Simon, pourtant difficile, l'avait appelé « la plus jolie maison du monde ». L'Hôtel est démoli en 1966, malgré son inscription au titre des Monuments historiques, et grâce à la complaisance du Maire Gilbert Noël. La lutte est inégale, et nos prédécesseurs se voient accusés de défendre des « nids à tuberculose », des « agglomérations de taudis », à l'époque où l'on ne conçoit pas que l'on puisse réhabiliter l'ancien, ni qu'on puisse vivre de façon moderne tout en conservant nos racines.

Vient ensuite une courte période, 1965-1973, où trois Présidents se succèdent, sans avoir le temps de lancer des actions de fond. Et paradoxalement, c'est une période charnière de mutation de l'association avec l'apparition d'équipes qui interviennent sur le terrain.

En particulier, la construction de la maison de retraite sur le site de l'abbaye déclenche, fin 1966, des interventions archéologiques qui connaissent un certain retentissement. Et notre association s'installe sur le site qu'elle ne quittera plus. Et cela, c’est très important !

C'est très important parce que l'association bénéficie désormais d'un terrain d'expérimentation. D'un espace où elle va pouvoir initier les jeunes générations de façon concrète à l'archéologie, à la notion de patrimoine et à sa valorisation. Aux techniques anciennes comme la taille de pierre, à l'environnement, et de là à l'histoire, qui est moins concrète et parfois mitée par son enseignement, mais dont on découvre l'intérêt à travers l’archéologie ou les questionnements autour de la restauration du patrimoine bâti.

Merci Monsieur le Maire de nous permettre de continuer cette action sur le bout de site le plus précieux de l'abbaye, et de la renforcer, prochainement sans doute, grâce à un projet dont je vous laisserai la primeur.

Puis c'est la longue présidence de Bernard Javault, 40 années, presque entièrement couvertes par la municipalité, également longue, de Jean-Louis Beaumont.

C'est l'époque du Chantier REMPART que j'ai initié en 1973, avec le développement, tant des stages d'initiation à la taille de pierre, à l'archéologie, etc., que des opérations de sauvetage et de mise en sécurité des vestiges très menacés d'effondrement ou de dégradation. C'est pendant une période de dix-huit années, une ruche extraordinaire, de jeunes volontaires venus de Saint-Maur, de France et de tout pays, particulièrement Allemagne et Pays-Bas, qui se sont démenés et activés au chevet des vestiges, durant les stages et les camps de printemps, d'été ou d'automne. Avec parfois des rencontres ou des souvenirs pour la vie, comme en témoigne dans le livre du Centenaire, et comme en ont témoigné tout à l'heure quelques anciens, tel que Jean-Paul Mauduit, architecte du patrimoine, qui restaure l'église Saint-Nicolas, ainsi que de nombreux autres monuments historiques, et qui, à 20 ans, menait déjà avec talent les restaurations des vestiges de l'abbaye.

Les succès ont leur revers. J'ai fait allusion aux implications de notre association, ou plutôt de ses Présidents, dans la vie politique locale. Deux fois nous avons failli disparaître.

En 1935, lorsque Galtier, fervent catholique, part en guerre contre les francs-maçons qui auraient été nombreux au Conseil Municipal. Auguste Marin résiste ! Galtier le traite de « dictateur » ! Le ton monte ! Certes, Marin était autoritaire. Mais Galtier pousse l'audace à le comparer à Hitler et Mussolini. Un dérapage qui provoque de violents remous. Notre Société historique, vraisemblablement en désaccord avec son Président, entre en sommeil pendant trois ans et demi.

Elle est sauvée de la disparition par la célébration festive du 13e centenaire de la fondation de l'abbaye qui révèle que l'histoire intéresse tout le monde, pourvu que l'on utilise les bons outils.

Plus récemment, fin 1988, lorsque Bernard Javault, là, du manque de souplesse de Jean-Louis Beaumont, qui se cherche toujours des ennemis, se méfie des associations, et déteste un peu les jeunes, décide de se présenter dans l'équipe de Lucien Lanier, ancien Préfet. Mauvaise pioche, celui-ci perd ! Et les représailles de Beaumont ne se font pas attendre. C'est notre Chantier REMPART qui en fait les frais, et disparaît pour de longues années. Avec finalement, en 2007, la démolition de toutes nos installations et équipements que nous regrettons vivement aujourd'hui.

Depuis 2014, grâce à un Maire et son équipe, qui sont sur le terrain, qui dialogue et nous encourage. Et grâce, de notre côté, à la constitution d’une équipe soudée et complémentaire, puis grâce à l’arrivée providentielle de Tristan Lantenois, dans le cadre de la bourse au permis, nous avons pu créer avec R.E.L.A.I. Jeunesse, le Chantier ados, que beaucoup nous envient. Puis relancer certains week-ends, le chantier REMPART adultes et famille, et développer en partenariat avec la Ville, toute une dynamique de sensibilisation autour du patrimoine et de l'histoire. Avec les Journées européennes du Patrimoine, les conférences des Mardis de l'histoire locale, et bien d'autres actions, dont vous trouverez les divers aspects dans le livre du Centenaire, et qui produisent d'ores et déjà leurs effets, puisque nous avons vu croître le nombre de nos adhérents pendant les années de confinement, tandis que d'autres associations disparaissent.

Avant de céder la parole à Michel Balard, je veux vous dire quelques mots sur ma vision de l'histoire locale et du rôle des Sociétés d'histoire locale.

D'abord pour vous dire que je ne nous reconnais pas plus dans le terme de « Société savante » que dans celui de « Société d'histoire locale ».

L'appellation de « Société savante » était justifiée au XIXe siècle lorsque la population était peu instruite. Elle ne nous correspond plus aujourd’hui. En revanche, il me semble que nous sommes des sachants dans notre domaine. C'est-à-dire que grâce à nos connaissances, et surtout aux bases documentaires, aux données documentaires que nous avons constituées, nous sommes capables de répondre précisément à presque toutes les questions d'histoire locale ou de patrimoine que l'on nous pose. Et on nous en pose des centaines au fil de l'année, lors de nos permanences à notre local, devenu un véritable Centre d'histoire locale, ou bien par notre site ou par notre page Facebook. Nous agissons en complémentarité des Archives municipales, qui sont la source administrative principale de l'histoire de la ville depuis la Révolution, tandis que nous avons la main sur les mille années d'histoire qui ont précédé la Révolution.

Quant au terme de « Société d'histoire locale », il est trop restrictif et souvent péjoratif. Nous ne nous sommes jamais limités à l'histoire locale au sens étroit. Notre champ d'action et de connaissance inclut des investigations dans tous les domaines du patrimoine, de l'archéologie, de l'environnement, naturel et urbain, mais aussi du contexte plus large, au-delà de nos limites communales. Et il est polymorphe, tant dans la recherche et la collecte des données, que dans les outils et supports de transmission de ces données.

Je suis tenté de placer très haut l'objectif qui serait celui d'une histoire totale du terroir, comme j'ai eu l'occasion de la pratiquer de façon pluridisciplinaire avec l’Université de Picardie en histoire et archéologie. C'est-à-dire une histoire qui ne se limite pas aux documents, mais qui inclut toutes les données des sciences annexes et connexes de l'histoire : le terroir.

Le territoire d'une commune est en effet la seule échelle où l'on peut nourrir l'ambition d'une histoire totale, et c'est un objectif stimulant. Cette histoire, lorsqu'elle est menée avec méthode, n'a rien d'une sous histoire. Elle n'a pas à être comparée par certains travaux universitaires, aussi pointus qu'étroits dans leurs objectifs, et parfois inutiles au-delà du cercle étroit des initiés. Elle ne se réduit pas, comme on le disait parfois, à l'application d'histoire nationale. En revanche, e n'est pas non plus la somme des histoires locales qui constitue l'histoire nationale. En revanche, cette somme facilite les synthèses régionales. Et l'historien local doit acquérir les capacités du généraliste, du pluraliste, c'est-à-dire disposer au minimum de suffisamment de connaissances pour éviter tous les pièges spécifiques à chaque période, à chaque domaine.

L'histoire totale d'un terroir a ses propres méthodes, ses sources et ses techniques. Elle suppose une excellente connaissance des mécanismes généraux et doit se nourrir des recherches les plus actuelles. Ce qui est un vrai travail, heureusement, facilité par l'accessibilité numérique de quantité de travaux. À la différence de l'histoire nationale, cette histoire du terroir a la particularité de produire elle-même une partie de ses sources. Nous engrangeons documents et objets pour le futur. Nous recueillons témoignages et souvenirs. Nous enregistrons toutes les informations utiles, susceptibles de renseigner ceux qui nous succéderont. Nous fabriquons nous-mêmes des données avec notre propre vécu. Nous essayons de noter, de photographier tous les détails de notre terrain d'étude, de tout ce qui disparaît, de tout ce qui change. Cette histoire renouvelable à l'infini, car il n'existe ni histoire objective, ni histoire définitive, peut être une vraie science dans sa recherche et ses méthodes. Elle est aussi un art dans le rendu, c'est-à-dire la restitution des données pour les partager avec le plus grand nombre.

Et le cadre de la Société locale est idéal pour s'initier. C'est un creuset où chacun apporte son savoir-faire et apprend de tous les autres. La plupart de mes collègues administrateurs n'ont pas reçu de formation en histoire et ne s'en cachent pas. Mais je vous promets qu'en peu d’années, ils savent beaucoup de choses. C'est presque par mimétisme qu'ils ont assimilé les principes et les sources, et chacun s'en sert dans le cadre de ses spécialités.

Cela m'évoque un peu l'École Pratique des Hautes Études où tout le monde peut s'initier à des recherches présentées par de grands spécialistes. C'est là que j'ai pu me perfectionner en paléographie, en littérature latine médiévale, et en histoire monastique. Et dans des groupes très restreints, de futurs bons amateurs y côtoient de futurs grands universitaires. Et c'est vraiment très formateur.

Et c'est un peu cette ambiance que l'on retrouve, à une échelle plus modeste, dans nos Sociétés d'histoire et d'archéologie. Nous sommes à la fois des témoins, des chercheurs, des conservateurs de données, et plus que tout, ce que l'on a appelé des « passeurs d’histoire ». Ceux par qui la connaissance de nos racines sera transmise, c'est-à-dire tout ce qui fait qu'un coin de territoire n'est pas identique aux autres, avec ses particularités, ses tâches de naissance, ses bizarreries et ses mystères.

J'ai la naïveté de croire que l'on se sent mieux dans un paysage urbain que l'on sait riche d'histoire, même de petites histoires, qu'on le respecte davantage, et qu'ainsi, la longue chaîne de la transmission se perpétue, enrichissant la mémoire et donnant corps à cette sentence d'un prédicateur du Moyen Âge : « nous sommes des nains, certes, mais perchés sur les épaules des géants qui nous ont précédés ».

Je vous remercie.

 

Le Président,
Pierre Gillon

15 mai 2022